La tradition occidentale a édifié une frontière intangible entre l’Homme et l’animal, a fait de l’un l’antithèse de l’autre : le premier a été dit un individu supérieur, un être-tout, le second un individu
inférieur, un être-rien. Le Droit a relayé ce dualisme : il a institué l’Homme en tant que personne et sujet de dignité ; il a installé l’animal dans la catégorie des choses, et lui a assigné une valeur seulement utilitaire. Des
contestations, cependant, s’élèvent : d’aucuns veulent humaniser l’animal, aligner sa condition sur celle de l’Homme ; ils désirent que soient attribués à la bête une dignité, la personnalité juridique et certains des
droits subjectifs humains. Cette tentation humanisante, toutefois, doit être récusée, car elle porte le péril de l’animalisation de l’Homme : à égaliser les conditions de l’humain et de l’animal, on risque, en effet, plutôt que
de traiter la bête comme un Homme, de traiter l’humain comme une bête. Il faut donc, impérativement, maintenir la frontière Homme/animal : non pas au motif de la supériorité de l’Homme sur la bête, mais pour éviter qu’à
l’Homme, si fragile, si vulnérable qu’il est, il soit fait une condition animale. Cependant, l’animal est lui aussi un être vulnérable, qui peut faire l’objet de traitements contraires à son essence même. Cette essence animale, il est
proposé de l’appeler l’« esséité ». Une esséité qui, pour ne pas se confondre avec la dignité humaine et ne pas commander la personnification juridique de l’animal, appellerait par contre l’instauration, au profit de la
bête, d’une protection pénale absolue : n’interdisant pas son institution en tant que chose juridique, elle prohiberait catégoriquement, en revanche, tous agissements ou pratiques via lesquels l’animal serait ramené au rang de chose pure
(c’est-à-dire de matière inerte, insensible, de simple substance vide de respectabilité).
Pierre-Jérôme Delage est docteur en droit privé et sciences criminelles de l’Université de Limoges.